Vivre dans une société du risque

Auteur : Hervé Bredif, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Au fil des âges, les sociétés humaines ont appris à juguler l’explosion de violence caractéristique des situations de crise. La recherche d’un responsable ou d’un coupable, réel ou inventé de toute pièce (bouc émissaire), met un terme au développement incontrôlé de la crise et à son potentiel déstructurant.

Aujourd’hui encore, la question de la responsabilité s’avère essentielle et repose principalement sur un principe d’imputation : il s’agit d’établir une causalité entre un acte (attribué à une personne ou à un groupe humain) et ses incidences, généralement négatives. Le coupable une fois trouvé et puni, le cycle de la violence peut momentanément s’interrompre.

Cela aide à comprendre pourquoi la notion de catastrophe naturelle n’a finalement… rien de naturel et s’avère très récente : longtemps, en effet, une sécheresse marquée, un tremblement de terre ou une explosion volcanique étaient interprétés comme une punition divine, l’harmonie du monde ayant été rompue par l’acte impie de quelques-uns. Intercesseur entre la terre et le ciel, entre les hommes d’ici-bas et les puissances d’en haut, plus d’un prince y aura laissé la vie comme prix à payer pour rétablir l’équilibre du monde et calmer la colère des Dieux.

rappel Rappel

Aujourd’hui encore, quand le risque naturel, pourtant connu, se concrétise, coupables et réparations sont exigés…

À la fin de l’hiver 2001, après plusieurs années de fortes précipitations, la Somme déborde largement de son lit mineur. Longue et importante, l’inondation déclenche bientôt la colère des populations touchées contre le gouvernement : « la rumeur d’Abbeville » véhicule l’idée que la ville de Paris a détourné l’eau de la Seine dans la Somme. C'est sûr, « on » a dirigé vers la région le trop-plein de la Seine pour que les voies sur berges accueillent le Comité olympique international. « On » aurait donc sacrifié la Somme pour désengorger le Bassin parisien. Les prévisionnistes de Météo France, les hydrologues et les ingénieurs sont convoqués dans les pages des quotidiens, sur les radios locales, devant les caméras, pour tenter d'expliquer l'absurdité de la thèse, mais rien n’y fait, la rumeur est tenace et les élus locaux s’en font parfois l’écho à des fins purement électorales. (Pour en savoir plus, lire « Les inondations de la Somme en 2001 : enjeux de pouvoirs dans un contexte de décentralisation » par Damien Framery, in Hérodote n° 110, Pouvoirs locaux, l’eau et les territoires (3ème trimestre 2003).



Fin de l’extériorité et société du risque :

Cependant, tout change dans nos sociétés technologiques selon le sociologue allemand Ulrich Beck. Et l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl en avril 1986 en constitue une puissante illustration. Impossible en effet de trouver dans ce cas un coupable évident. Les témoignages des responsables et des habitants des territoires situés autour de la centrale ukrainienne indiquent que dans les premiers jours qui succèdent à l’explosion du réacteur nucléaire, tous les signes apparents d’un état de guerre sont réunis, sauf que l’ennemi est introuvable ! En fait, selon Ulrich Beck, le principe d’imputation fonctionne de moins en moins bien pour les risques globaux auxquels les sociétés contemporaines se trouvent confrontés. Il s’avère en effet de moins en moins possible de faire appel à une cause ou une responsabilité purement extérieure.

exemple Exemple

« Les premiers jours, c’était un véritable désarroi, car les références au passé n’étaient d’aucun secours. Notre connaissance de l’horreur, c’est bien sûr la guerre. Et là, tout était en fleur, les plantes continuaient à pousser, les oiseaux continuaient à voler, et pourtant l’homme se rendait compte que la mort était partout : invisible, inaudible. Il se rendait compte qu’il n’était pas adapté à ce nouveau monde, à ce nouveau visage de la mort, à ce nouveau visage du mal. Et ce désarroi était paralysant. Je pense que cette énorme quantité de blindés, d’hélicoptères, ces centaines de milliers de soldats, c’était une défaite totale du passé. La direction soviétique agissait selon la logique du passé : beaucoup de moyens techniques, beaucoup de militaires, mais tous ces grands moyens étaient impuissants. Cette image de guerre, cette culture de guerre du passé s’est effondrée à mes yeux. » (Extrait du témoignage de l’écrivain Svetlana Alexievitch, auteur du livre La supplication, in Les silences de Tchernobyl, Autrement, 2004).

« Un médecin de Pripiat déclare : Durant toute notre vie, nous avons cherché des ennemis, à l’intérieur, à l’étranger, mais en fin de compte, l’ennemi, c’était notre système. » (in « De la gestion de l’accident à la réhabilitation des conditions de vie, Gilles Hériard-Dubreuil et Henry Ollagnon, in Les silences de Tchernobyl, Ibid.).


En fait, explique Beck, les sociétés contemporaines sont devenues de véritables manufactures du risque. Le risque accompagne l’essor technologique de nos sociétés complexes et mondialisées. Il constitue en quelque sorte le revers de la médaille ou l’ombre des victoires que nous avons remportées : le prix à payer de nos progrès. Dans la plupart des cas, nous ne pouvons plus imputer à des causes totalement externes les menaces et les risques qui sont les nôtres ; nous les fabriquons nous-mêmes, sans même nous en apercevoir.

Ainsi, même un tsunami - que l’on serait tenté de ranger dans la catégorie des risques naturels – se refuse au schéma classique de l’imputation. Car si le tsunami constitue un phénomène qui ne doit pas grand chose à l’intervention humaine, ses effets plus ou moins dévastateurs, eux, dépendent largement de la manière dont les hommes ont aménagé et habité le littoral, fragilisé ou maintenu les mangroves protectrices ou bien encore veillé à une distribution équitable de la richesse entre eux…

remarque Remarque

Quel est donc le vrai coupable alors ? Les aménageurs ? Les décideurs politiques ? Le marché ou l’économie-monde ? La science ? La liste des responsabilités se perd dans le fonctionnement global de la société tout entière. D’une manière ou d’une autre, nous sommes plus ou moins tous responsables de l’aggravation du risque lié au tsunami et l’avons en partie aggravé, à notre insu.

A fortiori, plus la part humaine dans la nature même du risque sera significative, plus ce dernier sera consubstantiel au fonctionnement de nos sociétés, sans qu’il soit possible de trouver de responsable ou de coupable probant : ainsi des microcontaminants, des OGM, des nanotechnologies, de la menace terroriste proliférant sur le terreau des inégalités criantes de la condition humaine.


Les sociétés contemporaines sécrètent des risques à ne plus savoir qu’en faire, effets indirects, indésirables et éventuellement lointains de leurs avancées ponctuelles. En fait, des travaux conduits sur le risque incendie dans le sud-est de la France donnent à penser que le risque faible ou moyen est de mieux en mieux maîtrisé, alors que le risque majeur, au contraire, ne cesse de se renforcer.

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La filière « lutte contre les incendies de forêt » dispose en effet de dispositifs techniques et organisationnels qui lui permettent de détecter de plus en plus rapidement un foyer d’incendie, d’arriver rapidement sur les lieux du sinistre, d’évacuer les personnes exposées… En revanche, un ensemble d’évolutions conspirent pour accroître le risque d’un incendie majeur, échappant à tout contrôle dès lors qu’est franchi un certain seuil. Les professionnels du domaine constatent en effet que l’aménagement du territoire, la concentration des populations dans les villes, l’enfrichement du territoire et la non-gestion des forêts, les sécheresses à répétition peut-être liées au réchauffement climatique global sont autant de facteurs qui, mis ensemble, pourraient, sous certaines conditions, créer une conjoncture particulièrement défavorable, face à laquelle la réponse de la filière incendie serait largement dépassée.

 
Définition

Raz-de-marée lié à un séisme, à une éruption volcanique ou à un glissement de terrain

Définition

Raz-de-marée lié à un séisme, à une éruption volcanique ou à un glissement de terrain

Définition

Formation forestière amphibie située en zone littorale, dans les secteurs à marée.