Leçon 8 - Crises des banlieues, politique de la ville et émeutes urbaines (1970- 2005)

4.4. Interprétations

Voir la bibliographie faite par Résovilles, centre de ressources politique de la ville en Essonne en 2006.

Les interprétations sont multiples, faites à chaud, souvent à partir d'enquêtes de terrain monographiques, et témoignent de la part des chercheurs en sciences humaines d'une certaine compréhension vis à vis des révoltés. Cette empathie contraste avec le discours majoritairement sécuritaire des responsables politiques. On se contentera de lister les principaux paradigmes interprétatifs :

  • La manifestation de la nouvelle question sociale née des effets conjugués du chômage de masse et de la précarisation des emplois subalternes (Beaud et Pialoux, 2004)

  • Les discriminations persistantes envers les jeunes d'origine étrangère à l'embauche, à l'école, dans le logement social, analysées comme les stigmates d'une société post-coloniale

  • Le besoin de reconnaissance et de respect de la part des populations des cités toutes générations confondues

  • La dégradation continue des rapports entre la police et les jeunes et l'inadaptation des méthodes d'action de la police dans ces quartiers , qui engendre un sentiment d'humiliation et justifie, aux yeux des jeunes, les actes de vengeance (voir les travaux du CESDIP sur cet aspect)

  • Une violence liée aux difficultés culturelles d'intégration des jeunes garçons issus de l'immigration subsaharienne récente (Lagrange, 2010)

  • L'émeute comme répertoire d'action politique pour des minorités qui n'ont plus d'autre moyen d'expression (Jobard ,2009)

Exemple

« Ils sont entrés en politique » de Françoise Blum, historienne au CHS : http://chs.univ-paris1.fr

Texte paru dans "Le Monde" daté du vendredi 11 novembre 2005

Il fut un temps, qui n'est pas si lointain, où l'identification à l'opprimé était le mode d'être d'une génération, un temps où nous étions tous des juifs allemands. Je persiste à croire, à tort me diront certains, que cette identification-là donnait comme un supplément d'âme.

Avec les jeunes des banlieues rien de tel apparemment. Au mieux, on comprend leurs frustrations, au pire on en a peur. Au mieux, on leur reconnaît le droit à manifester leur colère, mais on trouve qu'ils expriment ce droit de façon irresponsable. Au pire, on voit derrière leur révolte l'ombre des imams.

Pourquoi ne pas reconnaître tout simplement qu'en ce moment, et de la seule façon sans doute qui puisse porter, la façon médiatique, ces jeunes, pour la première fois occupent un espace qui leur était inconnu, inaccessible, étranger ou interdit, l'espace du politique. Ils sont entrés en politique, ceux-là mêmes dont on dit qu'ils ne votent pas, qu'ils se désintéressent de la chose publique.

Sous le poids de l'insulte, d'autant plus grave peut-être qu'on leur renvoyait à la figure leurs propres mots, ces mots dont on prétend les guérir pour mieux les intégrer, ils ont découvert leur force. Ils ont découvert un pouvoir qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de manifester.

Ils sont en train de faire vaciller un ministre que d'aucuns voyaient déjà président de la République. Ils sont en train de montrer qu'ils existent et que peut-être après tout cette République qui se veut égalitaire et universelle, ils peuvent eux aussi contribuer à la transformer. En un mot, ils sont devenus en quelques heures et quelques soirées d'incendies des acteurs, des acteurs de cet espace public qu'on leur recommandait d'intégrer tout en leur en déniant l'accès.

La rue, lieu d'errance et de désoeuvrement, est devenue pour eux un lieu de manifestation. Et qu'on ne s'étonne pas qu'ils ne défilent pas de la République à la Bastille, infidèles en cela à une tradition et une mémoire qui n'est pas la leur. Paris n'est pas leur territoire et si les étudiants de mai 1968 incendiaient les voitures du boulevard Saint-Germain, en un temps rappelons-le où les voitures étaient plus rares et plus chères, c'étaient aussi celles de leurs parents.

Autres temps, autres moeurs : Ceux qui récusaient la société de consommation en ces jours heureux des "trente glorieuses" ont malgré tout à voir avec ceux qui rêvent de l'intégrer. Ils demandent du respect. Les uns subissaient le poids d'une société répressive et dénonçaient le racisme antijeunes. Les autres subissent le poids d'une société qui en fait des êtres de seconde zone, qui les marginalise et les méprise, qui les écrase sous les contrôles de police et fait de la couleur de leur peau, de leurs noms et leurs prénoms un véritable handicap social. Et que serait leur colère sans les incendies de voitures ? Les télévisions du monde entier se seraient-elles alors déplacées ? Que fallait-il qu'ils fassent : qu'ils déposent une pétition au Palais-Bourbon ?

Les moyens qu'ils utilisent sont sans doute les seuls efficaces en ces temps où les médias font et défont l'actualité. Combien de grèves ouvrières ont récemment encore été projetées sur la scène publique du seul fait de leur usage de menaces criminelles. Osons le mot, ces émeutes, révoltes, flambées de colère, violences, la gamme sémantique est large, sont un mouvement social. Il ne s'agit pas d'une révolte ouvrière mais de celle d'enfants de la classe ouvrière. Les buts ? Au moins le respect, et au plus l'intégration.

Le projet politique ? La lutte contre le chômage, contre la précarité. Ils demandent aussi la démission d'un ministre de l'intérieur, comme on a pu demander, en d'autres temps, celle d'un Marcelin. Et on a envie de dire haut et fort : bravo à tous ceux qui, à force de mépris, ont pu aider à l'émergence d'un nouvel acteur collectif. Et un nouvel acteur collectif, dans une France engluée dans ses querelles de chapelle et ses peurs de l'avenir, n'est-ce pas une chance ? ».

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